TRAITÉ DES DROITS D'AUTEURS

dans la littérature, les sciences et les beaux-arts

par Augustin-Charles Renouard
Conseiller à la Cour de Cassation

1839

 


 

 


Un principe général étend à tous les genres de production de l'esprit la garantie assurée aux droits des auteurs.

Nous devons examiner maintenant quels ouvrages doivent être exceptés de cette règle générale.

Il en est qui, essentiellement destinés au service du public, entrent dans le domaine de tous dès le moment où ils sont mis au jour, et qui ne sont pas susceptibles d'être affectés à un privilège exclusif.

 

Lois & règlements

 

Les lois et règlements ne peuvent tomber dans le domaine ni de certains particuliers, ni du gouvernement, ni même de l'état.

Ils n'appartiennent pas exclusivement, et en propre, à l'unité nationale ; mais, dévolus au domaine de tous, ils appartiennent, dans leur plénitude, à chacun des plus humbles d'entre les citoyens, aussi bien qu'à l'universalité des citoyens pris collectivement.

Obligatoires pour tous et destinés à fournir à tous des garanties, les lois et règlements, que nul n'est censé ignorer, doivent pouvoir être reproduits sous toutes les formes et à tous les instants ; et ils ne sauraient être répandus avec assez de profusion au sein de la société pour la direction à laquelle ils existent.

 

Les pouvoirs publics, institués pour gouverner, non-seulement dans l'intérêt général mais aussi dans l'intérêt de chaque citoyen pris individuellement, ne font point acte de propriété lorsqu'ils créent et promulguent des lois.

C'était un des plus graves abus des anciens privilèges, que de soumettre au monopole les édits et les ordonnances.

Les privilèges en étaient tantôt donnés, tantôt vendus, la plupart du temps à des imprimeurs ou libraires, mais quelque fois aussi à d'autres personnes.

C'est ainsi qu'en 1667, le duc de La Feuillade fut gratifié du privilège pour l'impression des ordonnances de Louis XIV.

Afin de pallier les inconvénients d'un tel monopole, plusieurs arrêts du conseil avaient établi des tarifs au-dessus desquels les ordonnances ne pouvaient être vendues.

 

L'abolition de ce monopole fut compris dans la destruction générale des privilèges, et elle ne fut jamais mise en question depuis 1789 jusqu'au décret impérial du 6 juillet 1810, qui, sans le rétablir expressément, constitua en faveur des publications officielles une priorité, et défendit à toutes personnes, sous peine de confiscation, d'imprimer et de débiter les sénatus-consultes, codes, lois et règlements d'administration publique, avant leur insertion et publication par la voie du Bulletin au chef-lieu du département.

Ce n'était point dans des intentions du monopole, c'était dans une pensée de censure que ce privilège d'antériorité était établi.

Le prétexte mis en avant dans le préambule du décret et dans le rapport du ministre est de prévenir le danger des éditions fautives qui peuvent égarer les parties , leurs conseils, et même quelque fois les juges.

Un motif moins futile, moins secret, de cette prohibition, était de laisser au gouvernement plus de facilité pour retenir dans l'ombre un certain nombre de mesures que l'on trouvait commode de soustraire au contrôle de l'opinion, devenue, sans doute, molle et impuissante à cette époque, mais qui toutefois gênait encore malgré sa faiblesse.

M. Isambert, dans la notice placée en tête de son Recueil des Lois et ordonnances, volume de 1814, attribue spécialement ce décret de 1810, au désir de cacher :

«le scandaleux exemple d'une effroyable banqueroute, organisée dans le secret, et consommée par deux décrets : ceux des 25 février 1808 et 13 décembre 1809 qui ont fermé la liquidation de la dette publique, et qui ont ordonnée le brûlement des titres. Pour empêcher, continue M. Isambert, que cette infamie ne fût mise au grand jour, l'Empereur rendit le décret du 6 juillet 1810..... Aussi, dans les dernières années de ce gouvernement qui aimait à frapper dans l'ombre, un très grand nombre de décrets impériaux d'une très haute importance n'ont-ils pas été publiés, et n'en ont-ils pas moins reçus leur pleine et entière exécution.»

 

En regard de ce décret de 1810, annoncé dans son préambule comme devant prévenir les altérations et les erreurs, on peut mettre un passage de ce fameux sénatus-consulte du 3 avril 1814, par lequel le sénat-conservateur, flétrissant des actes auxquels il s'était associé tantôt par sa coopération directe, tantôt par son silence, prononçait la déchéance de l'Empereur Napoléon Bonaparte ; cherchant ainsi, aux risques et périls de sa propre dignité morale, à faire acte de pouvoir public dans le changement de constitution qu'au même instant le principe de légitimité revendiquait comme émanant de son seul droit :

«Que la liberté de la presse, établie et consacrée comme l'un des droits de la nation, a été constamment soumise à la censure arbitraire de la police, et qu'en même temps il s'est toujours servi de la presse pour remplir la France et l'Europe de faits controuvés, de maximes fausses, de doctrines favorables au despotisme, et d'ouvrages contre les gouvernements étrangers; que des actes et rapports entendus par le sénat ont subi des altérations dans la publication qui en a été faite.»

 

La même année, le 28 décembre 1814, une ordonnance royale, en réglant les objets desquels l'imprimerie royale devait être exclusivement chargée, y comprenait article 8, 3°

 «l'impression, distribution et débit des lois, ordonnances, règlements et actes quelconques de l'autorité royale; renouvelant à cet effet, et en tant que de besoin, les dispositions des arrêts du conseil du mois d'août 1717 et du 26 mars 1789.»

 

Il est curieux de se référer à l'édit d'août 1717 ; et la légèreté avec laquelle, en 1814, les rédacteurs de l'ordonnance royale ont, en tant que de besoin, renouvelé ses dispositions, m'a paru si inconcevable, que je n'ai pu y croire qu'après avoir pris le soin de vérifier le texte original de l'ordonnance, et après m'être assuré qu'aucun arrêt ni édit, n'avait été rendu, à la même date, sur une matière analogue.

J'avais même pensé d'abord qu'il y avait eu erreur dans la citation, et que c'était aux règlements généraux d'août 1777 que l'on avait voulu se référer, mais ces règlements ne contiennent rien qui ait trait aux lois, ordonnances et actes de l'autorité.

«Nous avons», dit l'édit de 1717, «par le présent édit perpétuel et irrévocable, fait très expresses inhibitions et défenses à tous graveurs, imprimeurs, libraires et autres, de graver, imprimer, vendre et débiter des formules ou cartouches pareils à ceux que nous avons fait graver pour les congés militaires, à peine des galères perpétuelles.»

 

La citation de l'arrêt du conseil du 26 mars 1789 ne mérite pas le même reproche.

Cet arrêt, suivi de lettres-patentes, défend à tous libraires et imprimeurs de Paris et de provinces, autres que ceux choisis et avoués par le directeur de l'imprimerie royale, d'imprimer, vendre, ni débiter, sous quelque prétexte que ce soit, aucuns ouvrages, édits, déclarations, arrêts, ordonnances militaires, et règlements du conseil, qui auront été remis à l'ordre de S.M. à ladite imprimerie royale pour y être imprimés ; le tout à peine d'amende et de confiscation, et autres plus grandes peines, s'il y échet.

Le monopole que l'ordonnance du 28 décembre 1814 prétendait faire revivre n'a jamais été pris fort au sérieux dans la pratique; aussi a-t-on à peine remarqué que cette disposition inexécutée a été abolie par l'article 3 d'une ordonnance du 12 janvier 1820 ainsi conçu :

«Il est permis à tout imprimeur ou libraire d'imprimer ou de débiter les lois et ordonnances du royaume, aussitôt après leur publication officielle au Bulletin des lois

 

Le décret de 1810, auquel cette ordonnance de 1820 paraît se référer, est-il demeuré en vigueur ?

M. Dupin, dans l'introduction de son recueil intitulé Lois concernant les lois, page XXXIX, cite le décret impérial du 6 juillet 1810 sans l'annoncer comme abrogé.

Bourguignon le cite également dans sa Jurisprudence des Codes Criminels, article 426 du code pénal, paragraphe 6.

Pic va plus loin. Non-seulement il le comprend, n°322, au nombre des dispositions encore en vigueur, mais même il emploie une note à faire remarquer la sagesse de cette prohibition.

M. Parant, Lois de la presse en 1834, donne également comme ayant force de loi, le texte de ce décret.

 

Malgré ce concours de graves autorités, je n'hésite pas à penser que le décret de 1810 a été abrogé par les lois abolitives de la censure.

Sans doute, dans la plupart des cas, il n'y aura pas lieu à s'enquérir de l'existence de ce décret, puisque le Bulletin des lois est l'organe habituel de publication des lois et ordonnances, qui paraissent au moment où, par cette publication même, le caractère officiel leur est conféré.

Mais il est facile cependant de prévoir des cas où une publication privée pourrait, matériellement, précéder la publication officielle; et je n'hésite pas à dire qu'alors cette publication privée serait licite, et ne pourrait donner lieu à aucun reproche. La prohibition que le décret impérial de 1810 établit est incompatible avec une législation purement répressive comme la nôtre.

 

L'usage, au reste, a depuis longtemps résolu la question en ce sens, et ces sortes de publications ont souvent eu lieu sans jamais être devenues l'objet de la moindre poursuite.

Pendant plusieurs années, M. Isambert a ajouté à un Recueil des lois et ordonnances un supplément qui se composait d'actes omis au Bulletin des lois .

Personne ne s'est jamais avisé de contester la légalité de cette utile publication.

Il y a plus ; des recueils officiels, tels que le Journal Militaire, par exemple, publiés, les uns par l'autorité publique, les autres avec son concours, contiennent le texte d'ordonnances que le Bulletin des Lois ne donne pas.

Pour les règlements d'administration publique, comme pour les lois, la publication, à toute époque, est parfaitement libre aujourd'hui. Elle n'est soumise à aucune loi de police, ni à aucune appropriation privilégiée.

 




Actes Officiels

 

Tout ce qui vient d'être dit ne doit pas s'entendre seulement des lois et ordonnances revêtues de la signature royale et du contreseing d'un ministre, et qui, s'annonçant ainsi comme émanant de la puissance publique, ne peuvent être réputées l'oeuvre d'aucun auteur en particulier.

Les mêmes principes sont applicables aux arrêtés ministériels, rapports au roi, comptes-rendus, circulaires, même à toute correspondance administrative, et aux actes officiellement émanés d'un membre quelconque du gouvernement, agissant comme fonctionnaire revêtu d'une portion de l'autorité publique.

Chaque acte de ce genre est, par sa nature, dévolu au domaine de tous, et est, à cette époque, et de la part de tout citoyen, un objet licite de publication.

 

Pendant plusieurs années de la restauration, un recueil de haute importance a paru sous le titre de Bibliothèque historique.

Ce recueil qui contenait un grand nombre d'actes émanés de fonctionnaires de tout ordre, a été fréquemment poursuivi devant les tribunaux.

Dans aucun des nombreux procès qui lui ont été suscités, on ne s'est avisé de contester aux éditeurs leur droit à la publication d'actes officiels ; et il est indubitable que s'ils s'étaient contentés de publier ces actes sans notes ni commentaires, ils auraient, à toute époque, et lors même que la presse était l'objet d'une répression très sévère, été à l'abri des condamnations qui les ont frappés.

 

Les ordonnances royales rendues sur l'avis du conseil d'état, et qui ne sont habituellement l'objet d'aucune publicité officielle, ont été recueillies et publiées dans plusieurs recueils longtemps avant que les séances du conseil d'état, en matières contentieuses, eussent été rendues publiques par ordonnance royale du 2 février 1831.

 

Jugements et arrêts

 

Les jugements et arrêts des cours et tribunaux que ces tribunaux soient composés d'un juge ou de plusieurs, ne sont la propriété ni du siège duquel ils émanent, ni des plaideurs qui les provoquent.

Ils appartiennent au pays tout entier; leur publicité est, à-la-fois, une garantie pour les justiciables et un moyen d'enseignement pour tous les citoyens.

 

Sous l'ancienne législation, la publication des jugements et arrêts était soumise à des permissions préalables qui étaient tout à-la-fois, un instrument de censure et une source de monopoles.

 

Divers arrêts du parlement de Paris des 13 septembre 1577, 14 janvier 1690, 4 mai 1717, avaient fait défenses d'imprimer et de publier les arrêts de la cour sans sa permission particulière.

La cour des aides avait fait de semblables défenses par arrêts des 17 septembre 1657 et 10 septembre 1717.

Le règlement du 28 février 1723, article CXI, voulait que les arrêts de la cour de parlement et de la cour des aides ne pussent être imprimés sans permission particulière desdites cours, obtenue par arrêt sur requête présentée à cet effet, à peine pour les contrevenants de deux cents livres d'amende pour la première fois, et à l'égard des imprimeurs, en cas de récidive, d'être suspendus de leurs fonctions pendant trois mois ; à l'exception néanmoins des arrêts de règlements, et de tous ceux qui concernaient l'ordre et la discipline publics, qui devaient être imprimés par les soins des procureurs généraux, comme aussi des arrêts d'ordre et d'homologation des contrats pour être signifiés aux parties.

Le grand conseil, par arrêt rendu le 13 septembre 1727, fit défenses d'imprimer et d'afficher aucun de ses arrêts sans sa permission expresse, ou celle du procureur général.

Un arrêt du parlement de Paris du 30 juin 1729, en ordonnant que les arrêts de 1690 et 1717 continueraient à être exécutés, contient en outre la défense d'insérer aucun autre titre que le nom des parties et la date, et d'ajouter aucun imprimé, soit mémoire, soit factum, abrégé, précis de faits, ou autrement, en quelque sorte et manière que ce puisse être ; sauf, au cas que la partie juge nécessaire d'y faire ajouter quelque autre titre ou mémoire, de se pourvoir en la cour ainsi qu'il appartiendra ; fait pareillement inhibitions et défenses à tous imprimeurs établis hors Paris d'imprimer aucuns arrêts dont la cour aurait ordonné l'impression, sans en avoir obtenu l'autorisation du lieutenant-général de police du lieu, sur les conclusions du substitut du procureur-général du roi en ladite juridiction de la police ; le tout sans aucuns frais.

Ces défenses furent renouvelées par arrêt du 23 juin 1789.

 

Les cours souveraines se regardaient comme propriétaires et maîtresses de tout ce qui émanait d'elles ou les concernait.

C'est ainsi qu'un arrêt du parlement de Paris, du 28 août 1720, fait défenses à tout autre qu'au premier huissier de la cour d'imprimer et de distribuer la liste, tant générale que particulière, des juges et conseillers de parlement.

Les prétentions des divers corps à choisir eux-mêmes leurs imprimeurs leur furent néanmoins souvent contestées.

Un arrêt du conseil du 2 avril 1785 permet ce choix aux états, parlements et corps, nonobstant le privilège des imprimeurs du roi, mais sauf le droit de ceux-ci à la concurrence.

 

Sous la législation actuelle, le droit de toute personne à publier les décisions judiciaires n'a jamais été mis en question.

De nombreux recueils les font connaître.

La cour de cassation a son bulletin officiel, à côté duquel la libre concurrence de l'industrie particulière a élevé d'autres collections.

La plupart des cours, outre les recueils généraux ont un organe qui leur est spécialement consacré.

Il en est de même de plusieurs branches particulières de la jurisprudence.

Enfin des journaux quotidiens, échos perpétuels des juridictions de tous les degrés, redisent chaque matin les paroles des magistrats, donnent au pays entier le spectacle instructif des débats judiciaires, et entourent les tribunaux de tout ce qu'il y a de garanties, de secours et de surveillance dans la publicité : heureux le public, si ces journaux, toujours graves et fidèles, ne parlaient que sérieusement des choses sérieuses, et s'ils ne contribuaient pas à la trivialité des moeurs et à la bassesse du langage en initiant toute la société au jargon de celles de ses classes qui en font la honte, et en amusant les oisifs par le scandale !

 

Autres applications du même principe

 

Nous venons d'établir que les lois, les actes officiels, les décisions du pouvoir judiciaire ne sont pas des écrits susceptibles de privilèges, et le principe qui nous a guidés est que, par leur essence, ces actes appartiennent au public, et qu'ils n'ont pu naître que pour accomplir les devoirs de son service.

Les droits du public, dans les divers cas que nous avons cités jusqu'ici, sont évidents.

Nous avons maintenant à nous occuper d'autres applications de même principe, dont quelques-unes présentent plus de difficultés.

On verra que de grandes incertitudes résultent, à cet égard, de l'absence de toute disposition législative sur la limite qui doit être apportée aux droits des auteurs à raison du service public pour lequel leurs ouvrages auront été composés.

Peut-être ne serait-il pas possible de prévoir tous les cas, et de ne pas laisser aux tribunaux l'appréciation d'un certain nombre de faits particuliers dans l'énumération desquels la loi ne saurait entrer ; mais encore serait-il bon que les tribunaux se trouvassent guidés, ou par des règles générales, ou, tout au moins, par quelques analogies qui manquent entièrement.

 

Discours prononcés dans les chambres législatives

 

Les discours prononcés dans les chambres législatives appartiennent-ils au domaine public ; ou bien existe-t-il au profit de leurs auteurs des droits exclusifs quelconques sur leur publication ?

 

Je pense que ces discours ne sont aucunement susceptibles de privilèges.

C'est dans une qualité publique et pour répondre aux devoirs de sa fonction que l'orateur a parlé ; ses paroles appartiennent au pays tout entier, dont il est le représentant et le mandataire.

En outre, la faculté indéfinie d'impression et de réimpression des discours prononcés dans les chambres est une conséquence de la publicité des discussions législatives ; c'est cette faculté qui élargit l'enceinte des chambres et qui appelle la nation entière au spectacle et au jugement de leurs débats.

Puisque les discussions qui préparent la loi doivent être publiques comme la loi elle-même, puisque c'est par leur publicité que l'on connaît l'histoire et le sens de la loi, et que l'on est instruit de l'état du pays, il faut qu'elles puissent retentir et être rappelées dans tous les lieux, dans tous les temps et par tous les modes.

Enfin, tandis que l'un des motifs généraux qui font conserver à un auteur le droit exclusif de publier son ouvrage repose sur les conséquences de responsabilité pénale que cette publication pourrait attirer sur lui, ce motif n'existe pas pour les discours prononcés dans les chambres : le besoin d'indépendance de ces grands corps politiques a fait, avec beaucoup de raison, introduire dans la loi du 17 mai 1819 l'article 21 ainsi conçu :

«ne donneront ouverture à aucune action les discours tenus dans l'enceinte des deux chambres, ainsi que les rapports, ou toutes autres pièces imprimées par ordre de l'une des deux chambres.»

 

Quant à la responsabilité morale, il est bon, il est quelque fois nécessaire, qu'elle soit et souvent, et longtemps, rappelée sur les auteurs des discours.

 

Aucune difficulté ne s'est élevée, et n'a pu naître, sur le droit des journaux de publier le discours des orateurs des chambres ; jamais, non plus, l'objection d'un droit exclusif des auteurs n'a été faite contre les choix et recueils de discours, de rapports, contre les histoires parlementaires, les réunions d'opinions, les récits de débats sur telle ou telle loi, telle ou telle proposition : mais on a élevé la question de savoir si la collection des discours d'un orateur ne devait pas être la propriété de l'auteur et de ses ayant-cause pendant le même temps et aux mêmes conditions que les autres genres d'écrits.

 

M. Pardessus a examiné ces questions (Cours de droit commercial, No 165). Ses solutions ne sont conformes qu'en partie à celles que je viens de proposer, et dans l'exposé desquelles j'ai fait connaître les motifs qui me décident à porter plus loin les conséquences logiques des principes que lui-même a acceptés :

«Il y a, dit-il, un cas ou chacun est libre d'imprimer les discours ou autres travaux de fonctionnaires : c'est lorsque cette publication se confond elle-même dans celle des actes de l'autorité publique, que chacun a le droit d'imprimer ; on doit alors appliquer la règle que l'accessoire suit le principal. Ainsi, il est permis de réimprimer, sans l'autorisation de leurs auteurs, les discours des ministres ou conseillers d'état, les rapports des commissions des chambres, les opinions des pairs de France et des députés des départements, prononcés à la tribune, avec les lois ou les projets de loi qui en ont été l'occasion. Mais cette faculté n'irait pas jusqu'à pouvoir publier et débiter le recueil des rapports ou discours qu'un de ces fonctionnaires aurait prononcés dans les diverses époques de sa carrière politique.»

Cette opinion est adoptée par M. Gastambide et par M. Etienne Blanc.

Je ne puis adopter cette solution. Les motifs qui obligent d'attribuer au domaine public les discours de tribune et les discours officiels, considérés isolément ou dans leur relation avec telle loi ou tel acte, me paraissent conduire par la nécessité de la logique à considérer comme acquise au public la collection des discours de l'orateur dont chacun des discours pris à part, ne peut pas ne pas appartenir au public.

Sans doute, dans une telle collection, la personnalité de l'orateur apparaît dans toute sa force ; mais c'est pour le service de tous, et pour accomplir un devoir public qu'elle s'est ainsi manifestée.

La réimpression de discours qui, par leur destination, appartiennent à la publicité et à la nation toute entière, ne dépouille ni l'orateur ni ses héritiers, d'aucun fruit de son travail sur lequel, soit lui, soit les siens aient jamais eu à spéculer.

Ce n'a pas été pour tirer un profit pécuniaire de ses travaux d'écrivain que l'orateur a été envoyé à la tribune.

 

En appliquant ces principes, il ne faut pas se contenter de dire qu'après la mort d'un orateur de nos chambres, la collection de ses discours appartiendra au public : il faut aller plus loin, et décider que chacun sera libre, même du vivant d'un orateur, de publier, fût-ce malgré lui, toutes et chacune de ses oeuvres de tribune.

Il ne peut pas répudier cet hommage, si une conscience pure a constamment dicté ses paroles : il ne peut pas fuire ce supplice, si, changeant de langage non par le progrès d'un esprit qui s'améliore, mais par des motifs honteux, il a déserté ses professions de foi et réfuté à l'avance ses propres paroles.

La tribune nationale, et toutes les paroles qui en tombent, appartiennent au public ; c'est l'arbre politique de la science du bien et du mal, dont notre constitution veut que chacun puisse librement cueillir les fruits.

Tout ce qu'un orateur se permet à la tribune, tout ce qu'il y ose, entre dans le domaine de tous ; il n'en peut soustraire ni ses bonnes actions, ni ses écarts, ni ses contradictions dont le contrôle ajoute à la puissance des bonnes paroles et affaiblit le danger des mauvaises.

Une action en justice lui appartiendra si on le diffame par des altérations.

 

Il est évident que ces principes n'ont d'application qu'aux discours prononcés à la tribune, ou imprimés par ordre des chambres.

Une opinion publiée en dehors de la tribune demeure dans le domaine privé.

Il n'existe pour elle ni le même genre de publicité, ni influence directe sur les votes, ni irresponsabilité judiciaire.

 

Plaidoyers et mémoires

 

Je pense qu'il en doit être de même des plaidoyers ; et quoique la solution de cette question ne soit pas sans difficulté, néanmoins la difficulté de maintenir, dans toute son extension, la publicité judiciaire me porte à croire que les plaidoyers n'appartiennent ni à l'avocat ni au plaideur, mais au domaine public, comme les jugements et arrêts dont ils sont la préparation.

 

En sera-t-il de même des mémoires et consultations distribués dans une cause et non prononcés à l'audience ? Je le crois.

Le cas n'est pas le même que celui des opinions du pair ou du député non prononcés à la tribune.

Ce sont des pièces produites au procès : les juges en ont été saisis ; ils ont eu à statuer sur leur suppression en cas de calomnies ou d'excès hors des limites de la défense.

Par suite des mêmes principes, on pourra réunir et publier les plaidoyers d'un avocat, même malgré lui.


 


Emprunté au site  "Pages juridiques de Jérôme Rabenou"... où je ne le retrouve plus...